Nous voulons toujours en savoir davantage sur l’opinion de la gente masculine, et c’est Alain Ghersen à qui nous avons demandé de répondre à nos questions.
Alain Ghersen est guide de Haute-Montagne, formateur à l’E.N.S.A., et connu (entre autres) pour la première ascension hivernale solitaire de Divine Providence. Autant dire qu’il s’agit de quelqu’un qui en impose.
Alain prépare sa thèse en philosophie, et il nous livre son point de vue au sujet de l’alpinisme au féminin. Nous sommes ravies de pouvoir vous délivrer son texte et nous le remercions de nous avoir consacré ce temps.
Merci à lui d’avoir pris le temps de répondre plus particulièrement à cette question : » Te semble-t-il important de soutenir une pratique féminine des activités de montagne et pourquoi? »
Ce à quoi Alain répond :
« La promotion de l’alpinisme reste, d’une manière générale, une opération délicate et ce pour deux raisons. Tout d’abord parce que c’est une activité mortellement risquée, et ensuite parce qu’une promotion trop efficace peut donner lieu à une sur-fréquentation de certains espaces, néfaste autant pour l’environnement que pour les pratiquants eux-mêmes. Cette deuxième raison est une rançon du succès qui tend à s’accentuer à cause de la grande diffusion d’informations qui se fait désormais par internet. Il y a plusieurs manières de vanter les mérites de l’alpinisme, et il est malheureusement très courant de le voir promu avant tout comme une pratique à fortes sensations où il est principalement question d’adrénaline et d’endorphine. Même si effectivement l’alpinisme implique un rapport au corps inédit, il peut aussi et surtout offrir un enrichissement, plus profond qu’un simple cumul de sensations. De par l’environnement dans lequel il se déroule, ainsi que la mise à distance de la société qu’il provoque. Bien que ponctuelle, comme une parenthèse qui est vouée à se refermer tôt ou tard, cette distanciation peut être l’occasion d’une libération roborative par rapport à la vie sociale et ses contraintes. Par contraintes, il faut entendre l’ensemble des normes censées être là pour harmoniser le vivre-ensemble, mais aussi tout ce qui procède des déterminismes sociaux. Or, cet enrichissement n’est pas a priori exclusivement accessible par un genre en particulier. Il est vrai que des valeurs tels que la force ou le courage, dont se réclame traditionnellement les discours promotionnels de l’alpinisme, symbolisent, dans les imaginaires collectifs, la virilité. La construction des genres repose précisément sur une séparation entre le masculin et le féminin à partir d’une distribution sélective de certaines valeurs, et la force et le courage semblent de prime abord être l’apanage de la gente masculine. L’alpinisme féminin a donc toujours supposé pour ses pratiquantes, un effort psychologique préalable consistant à se défaire de ce conditionnement social qui tend à exclure les femmes des valeurs fondatrices de l’activité.
Mais pour que l’alpinisme reste avant tout un plaisir et que cette libération recherchée fonctionne au mieux, il me semble que cet affranchissement ne doit être une fin en soi. Car faire de l’alpinisme une revendication sociale, de type féministe ou autre, peut rapidement devenir un paradoxe. Même si la colère ou encore la fierté peuvent être productrices d’énergie, et que l’alpinisme en requiert précisément beaucoup, en réagissant face aux schémas sociaux à travers lui, on reste pieds et poings liés à eux. En d’autres termes, si on pratique la montagne au nom d’un combat social, on retombe sur une motivation proche de celle qui a pu animer certains alpinistes nationalistes des années 30, 40, 50 et 60. Le risque ici serait de passer à côté du plaisir le plus authentique que peut proposer la pratique de la montagne : faire un pas de côté par rapport aux vicissitudes du monde humain, le temps d’une ascension, pour mieux s’immerger dans un environnement autre, aussi hostile que fascinant… »
Rien à ajouter !